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La marche à suivre 2018

Vous pouvez retrouver ou découvrir ici la restitution d'un récit collecté lors d’un des précédents Temps de Dire, sous forme de texte et/ou d’extraits audios du spectacle correspondant.

Régulièrement, un conteur ou une conteuse viendra sur la page de "la marche à suivre" vous raconter... sa rencontre.

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Les deux restaurateurs - Marco Bénard
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Le vieux curé - Claudio le Vagabond
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Jeux de lumière et d'eau (ode à Alain Durand)

Une histoire albigeoise présentée par Jean-Michel Hernandez et Céline Verdier

 

On rentre tout d'abord dans la chambre noire. L'atmosphère rappelle le mystère, mais en aucun cas la peur. C'est ici que le monde se révèle. Un monde qu'il faut savoir baigner dans un bac puis un autre, baptiser avec délicatesse et savoir-faire. Et le monde revit dans un halo rouge. La photo en noir ou en couleurs c'est un arrêt sur le temps.

 

Tout a commencé dans une tablette de chocolat. À l'époque, dans certaines tablettes, entre l'emballage de papier glacé et l'aluminium protecteur se glissait une image, une vraie photo, un cadeau pour des collectionneurs en herbe. Celles qu'il préférait c'étaient celles de Jean Coquin, photographe explorateur, images colorées, lumineuses, avec le bleu profond du Pacifique Sud et des sourires d'enfants tahitiens.

Ça lui a donné des envies de large, et le large il l'a pris. Il a fait le même voyage que Jean Coquin, posant son regard espiègle sur les mêmes paysages de lagons et de visages.

Timide, réservé, et comme il le dit lui-même, s'intéressant peu à sa personne, il a pu rencontrer de nombreux pays et avec son appareil photo s'émouvoir des beaux instants des éléments et de la nature.

Il est devenu enseignant en sciences naturelles.

Avec son regard bleu d'enfant, l'ardeur d'un artiste passionné, et la sérénité de ceux qui ont longtemps scruté le monde, il parle de la vie, de l'étrange ressemblance au microscope entre les structures profondes de la roche et les structures nerveuses du corps humain.

Il parle de la vie encore qui sait si bien se nicher à l'intérieur de structures simples, sachant créer du chaos basique, une harmonie.

 

Quand il rentre à Albi il s'installe dans une maison qui surplombe le Tarn, côté la Madeleine. Il pose son appareil sur l'étroit balcon. Il devient le quêteur de lumière. Celle du petit matin qui donne au Tarn un reflet argenté dans lequel se dessinent les premiers pigeons. Ou encore, cette lumière lascive du couchant qui arrose cette brique avide d'étincelles. Les photos démultipliées par la grandeur du cadre semblent sorties d'un musée. De loin, ces images envoûtent, à savoir si elles viennent de quelque pinceau impressionniste, la couleur et la lumière s'entremêlent se chamaillent s'enlacent comme pour nous redire la beauté et l'éphémère de l'instant. Et toujours une aile d'oiseau qui invite au voyage.

L'histoire des deux restaurateurs

Roger et Nicolas.

Deux itinéraires, deux cuisiniers, deux restaurants, deux époques…

Radis au foie salé ou respounchous, tous à la table du Tarn !

Récits de vie collectés par Eva Hahn et Marco Bénard pour le temps de Dire 2015, restitués par ce dernier avec des musiques de la Talvera, Du Bartas, Naragonia et Raul Barboza.

L'histoire de Pierre, le vieux curé

Un récit de Briatexte, collecté en 2012 par Claudio le Vagabond

À Briatexte, autrefois, il y avait une fabrique de cages à oiseaux. La fabrique « Le Serin ». Laquelle accueillait des ouvrières et ouvriers spécialisés. Certaines faisaient la structure en bois de la cage. D'autres posaient les fils de fer bien entrecroisés. D'autres encore « pointaient » chaque croisement de deux fils. Il y avait ceux qui faisaient les portes, ceux qui mettaient les ressorts aux portes – du bon côté pour que l'oiseau ne puisse pas sortir juste en poussant.

L'une de ces anciennes ouvrières dit encore souvent, avec une certaine fierté :

— C'était presque du travail à la chaîne. Pas vraiment… mais presque.

Donc si vous trouvez un jour, quelque part, une cage à oiseaux de marque « Le Serin », sachez qu'elle aura été fabriquée à Briatexte et nulle part ailleurs.

Monsieur le curé, lui, n'aime pas les cages. Il n'aime pas les barrières. Il n'aime pas que les gens se recroquevillent derrière leurs murs, derrière leurs digicodes, derrière leur individualisme, à l'intérieur de leurs grosses voitures.

D'ailleurs monsieur le curé n'a pas de voiture. Il y a un vélo. Tous les midis, il fait Briatexte-Graulhet pour aller déjeuner, puis il revient. Monsieur le curé tient à rester en forme.

Monsieur le curé reçoit dans son bureau. Il y a des étagères partout, de vieilles étagères en fer avec des vieux dossiers, des vieux livres. C'est un homme grand, maigre, et comme il n'a plus beaucoup de cheveux, il porte un bonnet noir pour ne pas prendre froid.

Monsieur le curé n'a pas toujours été monsieur le curé. Il a même mis un certain temps à le devenir. Au début, c'était un jeune homme comme il y en a tant, avec une fiancée, et qui, comme beaucoup de jeunes hommes de son âge, à son époque, a reçu un ordre de mission pour aller en Algérie. Faire la guerre.

Lui, la guerre, les armes, ça ne l'intéressait pas vraiment. Mais l'armée, c'était pas mal : les copains, la camaraderie. De toute façon, il n'avait guère le choix. Alors il est monté sur un grand bateau, avec plein de copains, un bateau qui s'appelait « Le ville d'Oran ». Et il est allé là-bas. Dans le désert, près d'Oran.

C'était la guerre, quoi. Il y avait des escarmouches, des patrouilles à effectuer – lui essayait de ne pas trop tirer. Et puis les copains étaient là. Justement, un jour, ses deux meilleurs copains lui ont dit que si par malheur il leur arrivait quelque chose, ce serait bien que lui arrive à rentrer en France pour tout raconter à leurs parents. Il a accepté.

Ses deux copains, ils y sont restés. Ensemble. Ils étaient dans une Jeep, ils ont roulé sur une mine, et voilà. C'est à ce moment-là que monsieur le curé, qui n'était pas encore monsieur le curé, a décidé de devenir monsieur le curé. Parce qu'il avait l'impression que la religion, c'était ce qui pouvait rassembler les gens, faire tomber les cages, les barrières.

D'abord, il a envoyé une lettre à sa fiancée, pour lui dire qu'ils ne se marieraient pas, puisqu'il allait devenir monsieur le curé. Ça a dû lui faire bizarre, à la fille. Elle a dû trouver que ça dressait une drôle de barrière tout à coup.

Monsieur le curé, qui n'était pas encore monsieur le curé, est rentré en France. Il est entré au séminaire, il a fait les études qu'il fallait. Et soudain, il est vraiment devenu monsieur le curé. Prêtre diocésain du Tarn. Il a d'abord été à Castres, puis à Lavaur, où avec son vélo, déjà, il allait rencontrer les Harkis, qui s'étaient retrouvés en France et se demandaient un petit peu ce qu'ils faisaient là. Finalement, il est arrivé à Briatexte, et n'en est jamais reparti.

Pour lui, les guerres de religion n'existent pas. Il n'y a que des guerres politiques, des guerres territoriales. La religion n'est qu'un prétexte – sans doute un trop bon prétexte. Monsieur le curé admire les fondateurs de l'Europe, tel Robert Schuman, qui étaient chrétiens et qui ont voulu faire tomber les frontières parce qu'ils étaient chrétiens. La cathédrale d'Albi, ce grand vaisseau de pierre avec des fenêtres qui ressemblent étrangement à des meurtrières, certains l'appellent « la forteresse de la foi ». Monsieur le curé pense que c'est terrible qu'une religion puisse se retrancher dans une forteresse.

Monsieur le curé, aujourd'hui, a atteint un âge vénérable. Mais il tient à rester en forme. Dans son corps, avec le vélo, et aussi dans sa tête : il lit beaucoup, livre après livre. Pourtant, son secret pour garder la forme mentale est peut-être ailleurs.

Monsieur le curé n'a pas la télé.

L'Appel du Sanglier

Un récit de Fiac par Céline Verdier

Mes frères nous sommes nombreux aujourd'hui.

Nous avons encore perdu l'un des nôtres... mais nous vaincrons !

Car ceux qui nous pourchassent et suivent nos traces, ceux-là sont nos seuls prédateurs.

Ils ne sont pas bien malins. Ils nous nourrissent, pensant pouvoir se nourrir eux-mêmes.

Et nous, nous en profitons pour nous multiplier, pour accélérer notre rythme de reproduction, nous partîmes une vingtaine il y a soixante ans, aujourd'hui nous voici six cent !

Mes frères toutefois il ne faut pas mollir, il paraît que nos prédateurs à deux pattes et à bras crachant le feu s'organisent. Ils forment des associations. Désormais pour avoir le droit de cracher le feu, ils doivent passer des épreuves initiatiques. Pour avoir le droit d'ôter l'une de nos vies, ils doivent apprendre à nous connaître, à repérer nos traces, à reconnaître tous les signes de notre présence.

Alors mes frères souvenez-vous, souvenez-vous que nous, notre peuple, nous savons marcher sur les feuilles sèches sans faire un seul bruit. Sachons ne pas nous faire repérer. Mes frères et mes sœurs il ne faut pas mollir !

J'ai perdu mon père, j'ai perdu mon oncle, nous avons tous perdu des frères et des sœurs.

L'autre jour, le chef de cette association était là juste devant moi, je le voyais de dos trembler, je devinai la rougeur de son visage, et je vis arriver mon oncle en face de lui. Le prédateur a tiré. Un coup à la tête. Mon oncle s'est écroulé au sol. Alors avec ses comparses ils l'ont dépecé, ils l'ont réparti en quartiers, ils se sont réparti les parties de mon oncle.

Mes frères, moi-même j'ai connu le danger, j'ai pris une balle calibre Winchester. C'est le genre de balles traîtres, elle vous arrive droit dessus puis éclate en papillon à l'intérieur de votre chair. Alors pour tromper l'adversaire, je me couchai à terre. Le prédateur s'en allait siffler les trois coups pour annoncer à ses camarades qu'il avait fait mouche. Furtivement j'en profitai pour me relever et je m'en allai. Je réussis à fuir mes frères. Je suis allé vers le piqueur, celui qui ferme la marche, celui qui clôt la chasse. Je l'ai bousculé et l'ai tâché de mon propre sang. Puis je me suis enfui alors qu'il me cherchait partout, hagard. Désormais je hante ses rêves et tous ses cauchemars.

Mes frères, rassemblons-nous ! Multiplions-nous ! Mangeons des châtaignes et des glands à profusion. Puisque ces forêt non entretenues nous les donnent à foison.

Mangeons mangeons multiplions-nous. Ensemble nous vaincrons le prédateur à deux pattes au bras crachant le feu !

L'histoire de Gamra

Un récit collecté à Graulhet par Eva Hahn

À huit ans, Gamra a déjà un métier.

Pour son métier non rémunéré, elle se lève bien avant les autres, sans faire de bruit dans la chambre. La chambre, elle la partage avec Leyla, la fille de la maison.

Leyla aussi a huit ans.

 

Il faudrait dire plutôt qu’elle dort dans un coin de la chambre.

Rien n'est à elle, même pas vraiment le lit.

Gamra connaît bien son métier, ça fait deux ans qu'elle travaille pour la famille, dans cette splendide demeure.

D’abord, il faut préparer le petit-déjeuner.

Pendant que la famille est à table, Gamra fait les lits de tout le monde.

Ensuite, elle lave par terre.

Parfois elle pleure .

Elle aussi veut aller à l’école, comme Leyla…

 

Ensuite, il faut aider en cuisine, pour le repas de midi. La maîtresse de maison est en cuisine.

Puis dresser la table.

Tout est beau dans la villa.

Les meubles en cuir vert, des buffets, un confort à l’occidentale avec chauffage central, baignoires, des grandes commodes avec le linge de table impeccable, des lustres, et des montagnes de vaisselle de Limoges, verres en cristal et argenterie.

 

Tous les jours, la corvée de vaisselle.

 

Les repas sont à la française, avec des plats arabes parfois.

À chaque plat, un nouveau couvert.

Temps moyen pour la vaisselle de midi : trois heures, de 13h à 16h.

Le maître de maison travaille pour l’administration française, souvent il y a des réceptions, coup double ou triple pour la quantité de vaisselle.

 

La villa est parfaite, avec vue sur la mer, palmiers et bananiers, fruitiers de toutes sortes, un immense potager, jardin d’aromates, bien entretenu par le jardinier.

Le jardin est son refuge, la douceur des plantes, la gentillesse du jardinier.

 

Le soir, Gamra entend Leyla étudier, elle écoute, capte tout, si bien que parfois elle connaît mieux les leçons que Leyla.

Elle se sent étrange, étrangère.

Gamra dit qu’elle a été adoptée par « une famille maghrébine étrangère ».

Parfois un visiteur demande : « Mais qui est cette petite ? » Alors Gamra se cache.

 

Gamra est la « petite boniche ». Le mot heurte encore, tant d’années plus tard, elle crache le mot avec dégoût : « boniche ».

Parfois, le fils aîné militaire rentre de la caserne, aussi la grande fille qui est institutrice.

Parfois, ils prennent Gamra avec eux pour une sortie au théâtre ou pour un concert classique joué par des orchestres symphoniques.

 

La grande fille institutrice voulait que Gamra aille à l’école. Mais il y a tant a faire dans la villa.

La vie tourne à deux vitesses.

 

La famille l’a soi-disant « adoptée » tout au début des « événements » devenus la guerre d’Algérie, son père a été tué dès les premiers jours du conflit.

Sa mère ne pouvait pas nourrir tout son petit monde, alors on a envoyé Gamra en ville.

Jusqu’à l’âge de dix huit ans, elle est restée dans la villa.

À ce moment-là, c’était vraiment fini pour l’administration française en Algérie.

Gamra devait retourner dans son village natal. Pendant six mois, la grande fille de la famille, l’institutrice, l’a prise sous son aile.

 

Quand elle arrive enfin « au bled », il ne reste plus grande chose…

Sa mère avait déménagé. Encore heureux, Gamra ne voulait pas la revoir, surtout pas sa mère !

Elle a trouvé refuge chez une tante, mais elle n’avait qu’un seul désir :partir de là, retourner en ville quelque part ou bien partir loin, en France peut-être.

 

Un jeune homme est arrivé au village.

Il cherchait «à prendre femme » comme on disait.

Sa famille venait de cette région d’Algérie, mais ils étaient tous partis pour la France, à Brousse, entre Graulhet et Lautrec…

Leur patron, un colon, les avait pris avec lui, sur ses nouvelles terres.

Les nouvelles terres données par le gouvernement.

Ce jeune homme était alors retourné en Algérie pour trouver une épouse.

Mais des gens du village, personne ne voulait lui donner une fille.

Quand Gamra en a entendu parler, elle a dit : « Qu’il vienne tout de suite ! »

 

La première fois qu’ils se sont parlés, c’était à la mairie, c’était pour dire « oui ! »

Et elle est arrivée en France, avec l’espoir d’une vie meilleure…

Elle est arrivée dans la métairie près de Brousse et aussi au Moyen Âge :

L’eau, il fallait la chercher au puits. Le chauffage, la cuisine, c’était la cheminée.

 

Un premier enfant est né dans la métairie près de Brousse, et quelques temps après la petite famille est partie habiter le bourg.

Puis Graulhet, où son mari travaillait. Mécano pour l’entretien de machines en mégisserie.

Gamra ne le voyait pas beaucoup : en semaine il travaillait , et les weekends il était dehors, au bal ou au café, jouer au poker.

Avec le poker, le salaire devient misère…

Gamra a pris les choses en mains :

Elle a commencé à faire des petits ménages, métier qu’elle connaissait si bien, mais cette fois dans un but précis : mettre de l’argent de coté pour se payer le permis.

 

Avec son énergie débordante elle a arrangé elle-même sa maison, tapissé les murs, elle a peint : elle voulait que ce soit joli chez elle. Elle a fait un potager aussi, et dès que les enfants ont tous été scolarisés, elle est rentrée en usine, en mégisserie.

« C’était bien, même si c’était dur, il y avait une bonne équipe et le patron était trop gentil : les samedis, en été, il nous apportait parfois des glaces ». Pendant quatorze ans, dans cette usine, elle a fait toutes les étapes du travail de cuir.

Gamra a fini sa carrière en magasin.

 

Les enfants ont grandis, sauf un, parti à l’âge de quatre ans.

Tous les autres ont fait de la musique, de la flûte, du saxophone, de la trompette, sa fille chante et en a fait son métier.

La vie des enfants a apporté de nouveaux défis à surmonter : le grand mariage du fiston ! Fiançailles en Algérie, mariage en France. Un investissement énorme, et finalement, la jeune fille ne voulait que les papiers… Il n’a pas eu beaucoup de chance, son fils : suite à un accident de route, il ne peut plus tout faire seul.

Gamra s’en occupe beaucoup.

 

Maintenant, Gamra a une deuxième maison, c’est le Centre Social, où elle suit plein d’activités.

Aujourd’hui, c'est une très jolie grand-mère : pas très grande, elle est coquette, très soignée, très féminine, avec ses formes rondes, les cheveux teints en noir.

Son regard est vif, elle est tonique et elle rayonne beaucoup d’énergie.

 

Avec son mari, petit à petit, la relation s’est arrangée, apaisée, ils vivent toujours ensemble.

Depuis plus de cinquante ans.

Mais les noces d’or, ils ne les ont pas célébrées.

 

Gamra a deux petits-enfants : ils sont comme le jour et la nuit.

Parfois ils sont ensemble, pendant les vacances.

La petite dit à son cousin : « Moi je suis jolie, j’ai les cheveux blonds et je suis toute blanche, toi, tu es marron. »

Alors Gamra, à la peau couleur de miel, prend son petit-fils dans les bras.

Elle lui dit : « Tu es beau, toi ! Beau comme un cœur. »

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