La marche à suivre 2017
Chaque mois, vous pouvez retrouver ou découvrir ici la restitution d'un récit collecté lors d’un des précédents Temps de Dire, sous forme de texte et/ou d’extraits audios du spectacle correspondant.
Chaque mois, un conteur ou une conteuse viendra sur la page de "la marche à suivre" vous raconter... sa rencontre.
La femme cheval
une histoire collectée par Dominique Rousseau
Un platane deux platanes tête-à-queue tonneau ravin
Elle est bien
Elle n’est rien
Une poussière
dans les étoiles
Quelque chose quelqu’un une voix elle-même elle ne sait pas lui dit : qu’est-ce que tu choisis ?
VIVRE
Elle sait que ça va être dur
A toute allure elle redescend elle entend elle perçoit elle sent une seule chose :
AMOUR
Réveil dans la chambre d’hôpital, le corps en charpie. Avec tous les produits qu’on lui injecte, son cerveau va à cent à l’heure. C’est à ce moment-là que tout se construit dans sa tête : le plan de la maison, le plan du jardin, là où elle installera les chevaux.
Quand elle est couchée la nuit, juste derrière la cloison à la tête de son lit, elle les entend remuer, se lever, se coucher. Les chevaux ne sont pas des animaux faits pour être longtemps couchés. Elle les entend rêver. Elle reconnaît leurs voix. Le plus jeune, le gris, rêve souvent.
Il y a des animaux un peu partout autour de sa maison. Un gros coq blanc passe. Elle dit : ‘Si tu avais connu son père ! Un vrai dictateur ! Celui-là, si tu passais à proximité dans le jardin, il te fallait un bâton. Il t’attaquait quoi qu’il arrive. Il fallait un bâton pour le repousser gentiment. Mais si tu avais connu le type qui l’avait éduqué, ce coq, franchement, tu aurais désespéré de l’espèce humaine ! Alors il faut faire avec. ’ A table aussi, sous la véranda, elle avait un bâton pour tenir à distance le dictateur, mais gentiment. Les animaux, c’est comme les humains, il faut vivre avec. Ils sont comme ils sont, on est comme on est.
Et puis un jour....
Ce coq attaquait les pneus de la voiture. Elle lui a roulé sur le croupion. Il a écarté les ailes, a fait dix mètres puis il est tombé. Mort.
Mais quatre jours avant, quatre poussins étaient nés, et parmi eux un coq. Le coq blanc qui passe ; celui-là n’est pas un dictateur.
Mais c’est incroyable à quel point on s’habitue à son dictateur. Le vieux coq lui manquait.
La maison est toute en bois. Il y avait des champs tout autour. Mais elle est reforestière.
Elle laisse les choses se faire. Elle laisse les arbres pousser. Ça pousse partout. Des buissons d’aubépines, des plantes médicinales, il n’y a qu’à se servir. Les chevaux passent entre les arbres et les buissons et tracent des chemins. Pas besoin de tondre. Ni les chevaux, ni l’herbe.
Dans le jardin elle met de la matière organique, de la matière organique, de la matière organique, et ça pousse comme ça veut, tout comme les animaux. Elle vient. Elle se sert. Des physalis au goût sucré, des fruits rouges, des tomates bien sûr, pour la première année, qu’elle a laissées, là, pousser : la nature, il faut la laisser faire. Elle donne.
Au milieu du jardin une vieille baignoire trône sur ses pieds recourbés. L’été, après la pluie, elle s’y baigne. Des abeilles viennent s’abreuver près de sa peau. Puis l’eau part pour l’arrosage.
Elle a la passion des abeilles. Elle fabrique autour des essaims des ruches ovoïdes qui les englobent comme des cocons.
Juste sous la ligne électrique qui traverse son terrain, une haie très touffue a surgi. Elle se disait qu’il devait y avoir des échanges d’énergie entre la ligne et le sol, quelque chose d’un peu cabalistique peut-être ? Jusqu’à ce qu’un ami lui dise : ‘Tu ne regardes rien ! Tu les as vus, les oiseaux, sur ta ligne électrique ? Ce sont eux qui ont replanté ta haie !’
Elle dit : la mort est une alliée. Sans son accident elle n’aurait pas eu tout ça, d’une part. Et puis elle ressent profondément la vie depuis son voyage dans les étoiles. La vie est là, autour d’elle. Parfois, quand elle se tient sous un arbre, elle peut pleurer d’émotion rien qu’à sentir la fraîcheur sur sa peau.
Elle dit faut laisser faire. Elle est bien, là.
Elle joue de la guitare électrique. Elle improvise sur les rythmiques de son looper. Elle ne peut jouer qu’avec des gens avec qui elle se sent bien. Elle travaille le cuir. Elle fait du troc. Il n’y a jamais d’embrouilles avec le troc. On sait le travail de chacun.
Laisser la nature faire. Elle aimerait bien accueillir des classes, des enfants, mais il y a des normes, des trucs, des machins...
Elle est là, dans sa solitude, mais tellement pas seule avec les animaux, la vue incroyable et la nature qui reprend ses droits.
Plus bas il y a un champ. Bientôt il sera aussi en reforestation.
C’est une femme-cheval. Elle ne voulait pas naître, elle ne voulait pas vivre. Mais elle est née quand même, en marche arrière, cheval sauvage. Elle a marché à quatre pattes pendant longtemps, a dessiné des chevaux toute son enfance. Elle les sent. Elle ne les dresse pas, non, elle les éduque.
Elle est femme-cheval.
Elle dit : ‘C’est drôle, plus je vieillis, plus je redeviens comme quand j’étais petite’.
Histoire de Michel, un arbre généalogique.
Un récit collecté à Puycalvel par Céline Verdier lors du Temps de Dire 2016
Il est né dans sa maison, comme ça se faisait à cette époque-là. Sur une pierre de cette maison est gravée l'année de construction : 1663. Et sur son arbre généalogique, il a pu remonter jusqu'en 1789.
C'était une famille d'agriculteurs et de briquetiers. Il a fait agriculteur, comme son père, son grand-père, son arrière grand-père... Il n'a pas eu trop le choix.
Il aurait bien aimé faire menuisier, ébéniste, ou sculpteur. Lorsque pour la première fois il a touché du bois, ça lui a fait des sensations incroyables, bizarres... Ça lui a plu. Il a fait agriculteur.
D'après lui, les pratiques n'ont pas tellement changé depuis son arrière-grand-père. Il y a eu un grand bond après-guerre, à part ça, ça n'a pas tellement changé. D'ailleurs Puycalvel n'a pas tellement changé non plus. Aujourd'hui, il y a environ 200 habitants, avant il y en avait peut être un petit peu plus, ou un petit peu moins.
Quoi qu'il en soit, il connait tout le monde. En remontant son arbre généalogique, il a découvert qu'il avait de la parenté avec presque tous les gens du village.
Autant dire qu'il est de Puycalvel, Michel. Mais il est le dernier.
Son frère aîné s'est empoisonné avec des champignons quand il était tout petit. Il a grandi comme un fils unique. il a eu des enfants, mais il n'y en a aucun qui veuille reprendre la ferme, aucun qui veuille devenir agriculteur. Le seul qui s'intéresse un peu au sort des agriculteurs, c'est pour compter leurs sous. Maintenant ils sont tous partis, ses enfants. Ils ne l'ont pas abandonné, ils viennent le voir de temps en temps, ils l'appellent... Dès qu'il lui arrive quelque chose, tout le monde est au courant sur internet. Une fois, sa petite fille lui a demandé : « Papi, t'es tellement vieux, t'as pas connu les dinosaures toi ? »
Pourtant, Michel, il s'y est mis à internet. Il a appris internet parce qu'il a bien fallu, en tant que maire de Puycalvel.
Pendant 24 ans, il a été maire, et avant ça, adjoint au maire pendant de nombreuses années. Dans ce temps-là, il a connu tous les problèmes de Puycalvel. D'ailleurs s'il avait su à quoi il s'engageait quand il est devenu maire, peut être qu'il n'aurait pas signé. C'était un bon maire d'après les gens du village, un homme de paix. Il n'avait aucun ennemi. Par exemple, pendant les élections où Chirac et Mitterrand étaient au second tour, une partie du Conseil municipal a dit: « si c'est Chirac qui gagne, on paye la bouteille de champagne » et une autre partie du Conseil a dit : « Si c'est Mitterrand qui gagne, on paye la bouteille de champagne ». Lui il a dit : « Quoi qu'il arrive, je paye une bouteille de champagne pour tout le village ! ». Comme ça, il n'a jamais eu d'ennemi.
C'était intéressant d'être maire, il y avait des choses un peu compliquées comme partout, des accidents de tracteur, des suicides... Une fois il a décroché un pendu. Sur le coup, ça lui a rien fait, mais le soir il a pas pu souper. Il y a eu l'exhibitionniste aussi... Personne n'a jamais prononcé son nom, mais tout le Conseil municipal savait qui c'était, et les gendarmes aussi. Ils sont allés ensemble lui donner la leçon. Après il n'a jamais plus rien montré. A part ça c'était vraiment intéressant, parce que quand on est maire d'un village comme celui-là, on apprend à connaître les gens autrement, on voit la réalité autrement. Parfois, il y a des gens qu'on pense un peu demeurés, alors qu'en réalité, quand ils donnent leur avis sur un problème, c'est souvent beaucoup plus concret, plus sage. C'est ainsi qu'il a changé d'avis sur certaines personnes. Il a arrêté d'être maire parce qu'il est devenu sourd. Et les papiers aussi, ça le fatiguait. Avant, quand on était maire, c'était autre chose : on pouvait prendre les décisions directement pour le village s'il y avait un problème, avec une vache, ou avec un pendu, un tracteur ou un exhibitionniste. On pouvait tout de suite s'en occuper sans en référer à la Communauté de Communes. Alors qu'après, c'est devenu tout un protocole, et ça, ça le fatiguait.
Michel dit : « je suis victime de guerre ».
Pourtant il dit aussi que dans sa famille, aucun homme n'a fait la guerre : ni celle de 70, ni celle de 14, ni celle de 39. ils ont tous eu de la chance, ils n'ont pas vécu ça dans leur famille. Mais lui il a dit qu'il était victime de guerre. Sa femme a été réfugiée dans le village pendant la seconde guerre mondiale. Son père avait été déporté et sa mère l'avait protégée en l'envoyant au village chez des cousins Elle venait de Versailles. Il était jeune, elle était jeune. Quand on met une allumette près de la braise, ça prend feu. A l'époque c'était pas comme maintenant. Maintenant, les barrières on les dépasse facilement. Autrefois il y avait de vraies barrières : avant le mariage on se fréquentait, on se faisait un petit bécot de temps en temps, on pouvait être amoureux.
Ah ça, il était amoureux ! Il l'est toujours, d'ailleurs. Il pense toujours à sa Simone.
Quand il en parle on dirait vraiment qu'il a été blessé. Simone, elle est partie d'un coup, comme ça, du jour au lendemain. Ils ont eu 7 enfants. 17 petits enfants. 6 arrières. C'est une grande famille. Et du jour au lendemain, il s'est retrouvé tout seul dans cette grande maison, avec son grand parc, ses grands arbres, la colline en face, les éoliennes de l'autre côté. L'église, la maison de Pauline qui a disparu, tout ça...
Maintenant il est tout seul, il touche du bois, il va à l'église.
Il a grandi catholique, et il fait partie des 15 personnes qui vont à l'église une fois par mois avec le curé qui fait sa tournée mensuelle. Ça lui fait du bien. Dès qu'une personne de sa famille se marie, la fête s'organise ici, à Puycalvel, et l'église n'est jamais tant remplie : 200 personnes. Des grands repas. Des grandes fêtes.
Chez lui dans sa grande maison, partout sont affichées des photos de toute sa descendance. Il y a le monde entier sur ces photos : des Africains, des Vietnamiens, des Réunionnais, des Espagnols, des Anglais, des Allemands – le monde entier ! Ils sont tous là avec lui, dans la cuisine à côté de la grande table en chêne qu'il a fabriquée lui-même. C'est d'ailleurs la place où il se sent le mieux : à table !
Dans cette grande maison, il y a une petite pièce insoupçonnable, presque secrète. Dans cette pièce, il y a un petit salon, une petite table qu'il a fabriquée lui-même, un petit meuble et sur ce petit meuble, tous les objets qu'il fabrique en bois : des pièces d'échec, des escargots... Et au milieu il y a une photo de sa Simone. Elle est belle entourée de tous ces êtres de bois. En face d'elle, sur le buffet, il y a les photos de mariage de tous ses enfants et petits enfants.
« Comme ça, peut-être que de là où elle est, elle peut quand même les voir ».
L'histoire de Reinette, la fille du sprinteur
Un récit collecté à Albi par Jean-Michel Hernandez
Le sprinteur avait toujours rêvé d’aller voir passer les héros de la montagne.
Ceux qui remplissent les colonnes des journaux pendant le mois de juillet.
Cette course qui est aujourd’hui dans la mémoire du pays : Le Tour de France. Des maillots multicolores qui roulent sur les routes. Les grandes routes, les campagnardes, celles qui grimpent, celles qui tutoient les vaches au passage.
Oui au mois de juillet les vaches délaissent leur activité quotidienne : celle de voir passer les trains.
Les vaches quêtent de leurs grands yeux amoureux le passage des coureurs du Tour de France.
Et ma foi, elles se disent que ce train là va bon train.
Moins rapide que l’autre sur la voie ferrée.
Le peloton laisse plus de temps à la rêverie ruminante.
C’est un rendez-vous à ne pas rater.
Et donc le sprinteur décide d’aller grossir le troupeau - non pas de vaches – mais celui des spectateurs qui s’agglutinent le long du parcours des coureurs.
Ce jour-là de juillet 1964 toute la France chuchote le prénom d’un certain Jacques.
Une nouvelle légende française qui laisse tout le monde derrière et lui loin devant.
Ce jour-là – Reinette – (vous devinez que son papa l’avait appelée Reinette en hommage à la petite reine : la bicyclette) doit accompagner son papa le sprinteur vers les sommets des Pyrénées. Son papa qu’elle admire dans les courses qu’il remporte si souvent.
Ce jour-là, le soleil de juillet écrase le pays de mille feux étincelants.
Ce jour-là, Reinette a mis de l’eau dans la gourde (et quelques gouttes d’anthésite), la gourde dans le sac, et le sac sur son dos. Avec son papa le sprinteur les voilà partis de bon matin vers la montagne. Pour assister à une étape légendaire du Tour de France : le Tourmalet dans les Pyrénées.
Ils ont laissé la voiture au pied de la montagne. Déjà les prés sont envahis de voitures et de motos. La foule des admirateurs du Tour de France se presse le long du chemin. Ce chemin qui monte en se tordant de mille virages. Ce chemin qui grimpe jusqu’au sommet de l’arrivée promise.
Les vaches semblent retenir leur souffle dans l’attente du passage des coureurs.
Et Reinette avec l’eau dans la gourde (et quelques gouttes d’anthésite), la gourde dans le sac et le sac sur son dos.
Elle et son papa le sprinteur se sont installés sur le bord de la route.
Chacun assis sur une grosse pierre. Le papa a sorti les sandwiches de midi. Et elle a bu un peu d’eau de la gourde (avec quelques gouttes d’anthésite), la gourde du sac qu’elle a descendu de son dos.
Il y a dans l’air comme un silence.
Une attente religieuse qui coupe le souffle.
La foule enfiévrée espère le passage du Tour de France.
Tout à coup une clameur déchaînée envahie le paysage.
Un concert de klaxons, de musiques assourdissantes.
D’un coup d’œil en contrebas Reinette aperçoit la caravane publicitaire du Tour qui monte tel un serpent avide d’espace.
Reinette a senti un frisson d’étonnement lui parcourir le corps. Presque une frayeur.
La même griserie que sur la fête foraine.
En quelques secondes les camions et voitures de la caravane publicitaire défilent devant les yeux de Reinette, de son père le sprinteur et de la foule déchaînée.
Chacun y va de sa bousculade, cris d’hystérie pour essayer d’attraper les casquettes, chapeaux, tee-shirts, gâteaux, bonbons…
Tous ces cadeaux offerts à tour de bras par les rois mages du Tour.
Ces cadeaux lancés par des géants au sourire figé, plantés sur les plates-formes des camions rutilants.
Puis de nouveau, le silence.
Même le vent semble s’être perdu dans quelque forêt.
Pas un souffle d’air.
Et Reinette avec l’eau dans sa gourde (et quelques gouttes d’anthésite), la gourde dans le sac, le sac sur son dos.
Et puis le second acte de l’étape montagnarde : acte principal.
Ce sont eux, les héros, les forçats de la bicyclette.
Ce sont eux arrachant de leurs jambes le courage de continuer à monter.
Ces coureurs au masque de douleur, le visage baigné de lumière et de sueur, les yeux enfiévrés, le regard perdu qui cherche tout là-haut les drapeaux du sommet. Les drapeaux de la ligne d’arrivée.
Et la foule qui crie, qui applaudit, qui engloutit de sa masse charnelle la souffrance des grimpeurs.
Les coureurs semblent oubliés la dureté du moment.
Ils sont les facteurs de l’impossible.
Ils portent tout en haut les messages de la foule en délire.
Un message d’amour, du dépassement de soi, d’être un peu plus que simple humain.
Être un demi-dieu.
Un être d’exception qui devine la beauté du geste.
Les coureurs sont passés par grappe devant le regard ébahi de Reinette. Elle reconnaît le maillot jaune de Jacques.
Et puis le silence encore. Et tout à coup, juste en bas dans le virage, elle aperçoit un coureur.
Le tout dernier.
La brebis égarée.
Bouche ouverte comme s’il voulait crier au secours. Son corps se tord dans tous les sens pour faire avancer tant bien que mal le vélo.
Il passe devant Reinette (avec l’eau dans sa gourde et quelques gouttes d’anthésite, la gourde dans le sac, le sac sur son dos).
Dans un geste désespéré il tend sa main vers le bord de la route comme pour appeler à l’aide.
Reinette sans hésiter ouvre son sac et tend la gourde ouverte à la main mendiante.
Le cycliste porte goulument la gourde à sa bouche. D’un trait il avale et l’eau et l’anthésite. On dirait que son corps accueille une potion magique. Ses jambes retrouvent un peu de force et son cœur du courage. Il accélère ou presque, les dents serrées, le visage enragé. Il est dernier certes mais il ne veut pas être éliminé de la course. Il faut qu’il rentre dans les temps. Il ne faut pas qu’il ait plus de 40 minutes de retard sur le premier.
Reinette aperçoit son dossard (n° 58).
Le coureur lève le bras et agite la main dans un geste de remerciement.
A cet instant la gourde tombe sur le bord de la route, elle rebondit dans le pré, elle dévale la pente, elle passe entre les pattes des vaches qui regardent descendre ce petit train, et la gourde va se perdre tout là-bas en bas de la prairie.
Et Reinette là-haut voit disparaître le n° 58 dans un virage qui mène au sommet.
Le lendemain, Reinette lit le journal. En première page il y a le visage rayonnant de Jacques. Et son maillot de premier, couleur de tournesol, couleur de Tour de France. Ce jaune éblouissant du mois de juillet. Mais vite ses yeux parcourent la liste du classement vers le bas. N° 58 : Pierre Porte. Son héros s’appelle Pierre comme son papa. Le n° 58 est arrivé avec 34 minutes de retard. Ce matin il repart. Il continue la folle épopée du Tour de France. Et Reinette avec un sourire éclatant, comme le soleil de ce juillet.
Et puis elle jette un coup d’œil sur l’autre page du journal. On y voit des reportages de photos de la veille. On y retrouve les spectateurs ivres de plaisir qui courent en criant près des cyclistes. Et puis sur la même page, en bas à droite, une photo d’un homme tout sourire qui montre un objet à l’appareil photo : « J’ai reçu cet OVNI sur la tête ! »
Reinette observe d’un peu plus près, et elle reconnaît sur la photo, la gourde, sa gourde.
Elle rit, et se rappelle l’eau dans la gourde (et quelques gouttes d’anthésite), la gourde dans le sac, le sac sur son dos…
L'histoire de Paola
Un récit collecté à Albi par Marco Bénard
Recueillir des récits de vie n'est pas quelque chose d'anodin.
Parfois certains collectages sont un choc.
Ce fut le cas, lorsque Paola, pensionnaire à la maison de retraite du Boutge à Albi, nous raconta sa vie. L'entretien durait depuis un moment lorsqu'elle affirma soudain : « Il y a quelque chose que j’ai toujours tu! » Et elle nous a confié un douloureux secret... A la fin, elle a insisté : « Maintenant, je ne veux plus rien cacher. Racontez cette histoire, racontez-la ! »
On la raconte depuis, sans hésiter, même si elle n'est pas rose, et tout logiquement, la voici aujourd'hui dans la Marche à Suivre. Une version audio enregistrée pour radio CFM en 2015, suivie d’un petit extrait du collectage.
Merci Paola !
Les Peaux-rouges
Une histoire collectée par Claudio le Vagabond pendant le Temps de Dire 2014
Dans le village de Giroussens, il y avait deux frères. Des Peaux-rouges.
Mais ils n'étaient pas entièrement rouges. Ils n'étaient rouges qu'à un seul endroit, derrière la nuque. Parce qu'ils passaient leur vie les mains derrière le dos, courbés en avant, donc le soleil leur tapait sur la nuque. Et eux, ils marchaient, marchaient, courbés en avant.
Ils cherchaient. D'ailleurs ils trouvaient.
C'étaient deux paysans, mais qui partageaient la même passion pour l'archéologie. Alors ils cherchaient. Des pointes de flèches, des morceaux de haches, des bouts de poteries. D'ailleurs ils en trouvaient.
Dans ce village, parmi ceux qui parlent encore aujourd'hui des Peaux-rouges, certains ont des étincelles dans les yeux. Ils s'émerveillent de cet incroyable amour fraternel, de ces deux hommes qui ont passé toute leur vie ensemble, réunis par la même passion. Il fallait voir la table de leur cuisine, remplie de leurs trouvailles archéologiques, à tel point qu'il restait juste un petit bout libre où poser les couverts et les assiettes pour manger. Oui, c'était vraiment fabuleux, extraordinaire. Même qu'après la mort du cadet, à plus de quatre-vingts ans, l'aîné était tellement triste qu'il s'est laissé dépérir et qu'il est parti à son tour quelques mois plus tard.
Dans ce village, d'autres personnes parlent aussi des deux Peaux-rouges. Des gens plus âgés, qui habitent là depuis plus longtemps. Ceux-là parlent de la mère des Peaux-rouges. La mère qui était restée avec eux, ou plutôt c'étaient eux qui étaient restés avec elle. Car la mère ne voulait surtout pas qu'ils partent. À tel point que quand l'un des deux parlait de quitter la maison, d'aller faire sa vie ailleurs, elle menaçait de se suicider. Pour qu'il reste. On raconte même que parfois, elle sortait dans la cour, dans son fauteuil roulant, en plein cagnard. Dans l'idée que si elle se sentait mal à force d'être restée au soleil, elle pouvait reprocher à ses fils de ne pas s'être bien occupés d'elle.
Au village, on ne sait plus trop si elle est morte à quatre-vingt-dix-neuf ans ou si elle a fini centenaire. Toujours est-il que lorsqu'elle a rendu l'âme, l'un des deux frères a fait une grosse dépression. Pas forcément parce que la mère était morte, mais parce qu'il ne se passait plus rien à la maison. Avant, il y avait tout un ballet d'ambulanciers, d'infirmières, de médecins, d'aides-soignantes, d'un bout à l'autre de la journée. Mais après… plus rien.
Tous les gens du village sont d'accord pour dire que les deux Peaux-rouges sont restés ensemble toute leur vie. Ils sont d'accord pour dire qu'il y avait cette grande table dans la cuisine, presque entièrement recouverte de trouvailles archéologiques, avec juste un petit bout libre où poser les assiettes et les couverts. Ils sont d'accord aussi pour dire qu'après le décès du plus jeune, l'aîné s'est laissé dépérir.
Au final, ils sont tous d'accord pour dire qu'ainsi sont morts les derniers Peaux-rouges du Tarn.
Cent ans à Lisle-sur-Tarn
Rachel Cunnac, collectée en septembre 2015 à Salvagnac par Éva Hahn
Rachel, assise à coté du lit, épouse parfaitement la forme géométrique et simple de sa chaise : accoudée des deux cotés, le dos très droit, les deux pieds posés parallèlement entre ceux de la chaise. Avec son habit de paysanne sombre, ses grosses chaussures, son chignon, immobile, elle donne l’impression d’une statue intemporelle. Une petite reine paysanne ancienne, hors du temps, digne et harmonieuse. Une incroyable sérénité émane d’elle.
Ses yeux ne voient plus le monde ici-bas, mais son visage fin est légèrement orienté vers le haut. Elle semble voir, recevoir et entendre autre chose là-haut, percevoir un autre monde que celui de « nous autres ».
On dirait qu’elle est dans un bain de lumière.
Sa chaise, c’est sa place, depuis des heures aujourd’hui, tous les jours, depuis des mois, depuis des années, dans cette maison de retraite de Salvagnac, à quelques kilomètres de sa ferme sur la crête qu’elle a quittée il y a plus de dix ans.
Notre entretien commence par des retrouvailles : Agnès, la jeune animatrice, vient de réintégrer l’établissement après son congé maternité, c’est son premier jour de travail.
Agnès s’installe tout près de Rachel, elle se blottit contre la vielle dame, s’aménage une position confortable pour pouvoir lui parler à l’oreille directement, très proche, de sa voix vive et claire.
Rachel est surprise et heureuse d’avoir Agnès à coté d’elle.
Les deux femmes échangent des nouvelles de leurs familles respectives. Visiblement, elles se connaissent depuis bien longtemps.
Agnès explique le propos de l’interview. Rachel est d’accord, elle est prête, totalement disponible et très contente. Pendant toute l’heure qui suivra, Agnès se fera oreille et bouche intermédiaire, elle transmettra mes questions et « traduira » les réponses de la vieille dame du « patois » en français.
« Ah ! la vie. Les histoires, je me les repasse, je remonte… Je me rappelle ! Née à Lisle, les parents à Lisle, les grand-parents à Lisle, l’école à Lisle, toute la vie, je n’ai jamais quitté mon camp. »
Sauf pour se promener, à Nîmes , à Draguignan.
« On faisait du chemin, oh pauvre ! Oh, le temps passe, oh la la la ! »
Rachel raconte la pluie d’étoiles filantes, une nuit de septembre, extraordinaire, la terre tournait sens dessus-dessous, c’était quelque chose, ça nous dépasse, quand on a vu une pluie d’étoiles filantes.
Rachel n’a pas connu son père, tombé à la première grande guerre. L’école à Lisle n’est pas un bon souvenir, les deux fois cinq kilomètres à pied tous les jours, quand il pleut, quand il vente. Elle y est restée jusqu’à treize ans, puis elle aurait voulu faire un apprentissage en couture.
« Toujours pareil, on était mal informé ! J’avais le droit à l’apprentissage, mais on comprenait pas, tous ces papiers, pour les assurances et tout, on ne peut pas comprendre, les gens ne pouvaient pas comprendre… »
La mère de Rachel, propriétaire de la ferme, se remarie. Les beaux-parents de la mère apportent le rire et le chant à la ferme. Et Rachel élève ses trois petits frères. Elle va aux bals et à la veillée : « Je ne suis pas dépaysée avec le foxtrot, la java, la polka. Pour mon âge, j’allais bien, j’étais assez dégourdie. Pour m’amuser, j’étais pas la dernière non plus ! Il faut pas trop se fier aux hommes… »
Puis Rachel se marie, et aussitôt la deuxième guerre lui prend son homme pendant cinq ans.
Rachel tombe malade, ses beaux-parents prennent soin d’elle : toutes les petites cavernes qu’il fallait guérir, le sang craché. Le spécialiste de Toulouse prescrit du repos absolu. Elle guérit. « Et avec ça, j’ai cent ans. Après , j’ai travaillé comme s’il n'y avait rien eu. »
Toute sa vie, Rachel est restée à la ferme, a travaillé la terre, son lopin de terre avec les bêtes et le jardin. « Mais quand même, on avait des belles années. On était libres ! »
Rachel raconte le monde qui a bien changé en un siècle : l’eau courante, le téléphone, la photo, le chemin de fer… « Elle est longue, la vie, elle a été longue. Ne me parlez pas du progrès. Pensez donc ! On n'avait rien ! Même le docteur allait à pied. »
Elle résume :
« J’aime bien,
J’aime bien,
J’aime ma vie,
J’aime les gens,
J’aime l’ouvrage, le tricot , la couture,
Ah la la, té ! »
« Ah té, quand je repasse tout ça ! Ne parlez pas de moi. Ah té, voyez ? Té, té té… »
Nous lui demandons un chant : « Vous connaissez pas le violon brisé, ça m’étonne. »
Rachel chante. Sa voix s’élève d’abord doucement, bien que claire et rythmée, mais pendant les huit couplets du « Violon triste », qu’elle chante sans aucune hésitation, son chant prend de la force, son chant la nourrit de force physique et emplit toute la pièce d’une ambiance de lumière, de grâce.
Peu à peu, par la porte restée entrouverte, la chambre se remplit de gens attirés par le chant ou par ce moment exceptionnel.
Rentre d’abord un jeune homme, aide-soignant ou infirmier, qui reste debout, pour écouter, comme s’il prenait un bain relaxant ou un bain de soleil. Toute sa personne est absorbée par la figure de la chanteuse centenaire, ses yeux brillent de fierté et de bonheur. Par moments, il me lance des regards complices qui pourraient dire : « Voilà qui fait du bien ! J’ai la chance de fréquenter Rachel tous les jours quand je travaille ici ! »
Puis entrent mes deux collègues de chemin du Temps de Dire. Elles cherchent une petite place discrète, sans perturber ce qui se passe.
La chambre est pleine à présent, pleine de gens, de chant, d’écoute et de gratitude.
Comme une autre pluie d’étoiles filantes, en septembre, autrefois… Ça nous dépasse.
Récit de vie collecté par Jean-Michel Hernandez à Gaillac (2eme édition du Temps de dire - septembre 2013)
Quand on vient au monde près du Tarn, l'eau ça attire...
Alors les bandes de jeunes des quartiers de Gaillac! Ils la connaissaient la chaussée et ses glissades, et ses poissons et ses légendes. Mais tout ça dure le temps tendre de l'enfance et des étés torrides et du rire devant le danger de cette rivière parfois si docile mais inquiétante aussi!
Et puis celui-ci- le Jérôme -il a très vite rejoint le plancher des vaches et pour de bon!
Il faut dire que dans la famille, tout le monde vit pour et autour de la planète ovale: le rugby.
Quand on est d'une ville, on est d'une équipe, quand on est d'une équipe on est d'un maillot et le maillot on lui offre sa sueur!
Surtout que faut pas croire mais le rugby c'est un sport dans lequel tout le monde peut s'exprimer! Oui les grands et gros et forts ils sont bien présents sur le terrain. Ceux là ils poussent et sautent et s'emmêlent et soufflent...mais les petits ne sont pas en reste, dans le rugby de Jérôme. Ils ont aussi leur place. Ceux-là ils sont en souplesse et en feintes et en passes, ils sont derrière les forts mais les anime la même flamme : celle du maillot! Du maillot de son équipe, de sa ville!
C'est ça qui est fondamental dans ce sport :la mentalité, l'esprit d'équipe, le partage, les valeurs de l'effort, la conjugaison du singulier dans le pluriel!
Et puis Jérôme aujourd'hui c'est lui qui éduque les jeunes comme d'autres avant lui. Ses hommes qui vous entraînaient dans l'aventure!
L'aventure d'un dimanche matin qui s'ouvrait sur un rectangle vert délimité par des lignes blanchies de chaux. Tu pénètres sur le terrain et te voilà embarqué dans le territoire du sacré! Odeurs d'herbe mouillée et de sueurs emmêlées! Et ça court et ça crie et ça passe et ça plaque!
Et tout au bout, de chaque côté deux lignes verticales et pures qui s'élèvent vers le ciel; ces deux lignes barrées d'un trait vertical qui dessine un H. Un H comme Homme tout simplement ou comme un souffle "hhimpressionnant", "hhincroyable"(d'aucuns diront aujourd'hui que ce H a été volé par le roi fric de Heineken)...
Des souvenirs à la maison avec la maman qui préparait des plâtrées de pâtes pour les belles pattes des petits et le papa qui allait coller les affiches dans la semaine pour le match du dimanche et toutes ses familles qui se retrouvaient autour d'un verre après victoire ou défaite ; qu'importe ...Quand on est d'une ville, on est d'une équipe , quand on est d'une équipe on est d'un maillot et ce maillot on lui offre sa sueur!
Ah c'est vrai le Jérôme, il n'a pas été champion de France junior... Mais son frère si! son frère a été champion de France en portant ce maillot de Gaillac. D'accord ils ont partagé la fête après cette victoire ! Quand même, il doit le confesser: lui reste un petit brin de jalousie dans le coin de sa mémoire ! Rien de grave mais quand même ...champion de France le frangin!
Une fois avec son équipe (toujours en junior, l'âge de la fin de l'époque jeunesse en rugby; vers dix huit ans) ils ont été battre Carmaux chez eux!! Un derby tarnais du feu de Dieu et tu ressors par la grande porte de la victoire, macarel! Alors la soirée a continué en chansons et rires tonitruants! Une troisième mi-temps a n'en plus finir !Mais le bus voulait ramener tous ces gaillaicois vainqueurs au bercail! Et le chauffeur a klaxonné pour avertir du retour, et deux fois et trois fois et plus. Finalement le bus est rentré avec chauffeur mais sans joueurs. Puis, sur le coup des trois ou quatre heure (du matin!) nos fiers rugbymen se sont retrouvés seuls à la sortie du bar. Un désert carmausin! Alors on a appelé les petites amies qui sont venues récupérer la fine équipe...
Dans les années quatre-vingts, Jérôme faisait ses études de sport (à l'époque le Creps pour être prof de gym et entraîner pardi!) à Toulouse. Mais passer une semaine presque entière dans la grande ville sans rentrer à gaillac? Ah ça non! Heureusement il y avait entrainement et donc l'occasion de rentrer au bercail.
Quand il arrivait au rond point de l'entrée de gaillac, il donnait un coup de coude à la vitre de la deucholle (2 cv de l'époque), il passait la tête à travers la vitre ouverte et respirait l'air âcre de la distillerie de Gaillac! Ah çà quand on est d'une ville...
Lui il a choisi de rester fidèle à sa ville, à son club, à son maillot , à ses rêves d'enfance...
Il est resté tel un cep de vigne enlacé à sa terre!
D'autres sont partis , avec les souvenirs...Ils sont partis ailleurs chercher leur reste de vie.
Certains restent; d'autres partent...
(Remerciements à Jérôme Vidallet)